Les aventures de Jeanne Lançon (ou la vie alternative de Paul Éluard)
C’est lorsque que je me rendais aux toilettes que je découvris le premier secret d’Odile Legendre. Au détour d’un couloir, et quelque peu perdue dans le dédale des pièces, escaliers, demis niveaux, je poussai une porte dérobée ouvrant sur une volée de marches, à peine éclairée par de petites ampoules cachées dans les plinthes. J’observai les lieux quelques instants, hésitai, reculai un peu, regardai autour de moi et décidai de descendre. L’escalier donnait sur un long couloir que j’empruntai, attirée par une tâche de lumière feutrée sur le sol. D’étranges effluves parvinrent à mes narines. J’arrivais devant deux panneaux coulissants en bois finement sculpté. J’en fis glisser un et découvris une pièce basse, richement décorée : peintures et gravures sur bois, soieries, nacre. J’entrai et m’avançai lentement. Un léger souffle me fit lever les yeux. Les pales de deux ventilateurs brassaient en silence une fumée opaque et blanche. La tête renversée, j’admirai les boiseries d’ébène du plafond. La fumée emplissait mes narines et j’eus la délicieuse sensation que mes pieds quittaient le sol et que, légère, je décollai pour m’approcher au plus près des caissons sculptés et des décors de jade. Je n’avais jamais rien vu d’aussi raffiné. Une musique douce résonnait et donnait à la pièce une atmosphère paisible et rassurante. Je repris mes esprits et m’avançais lentement. Respirant cette odeur douceâtre et enivrante je découvris, à l’abri de paravents de bois ouvragés, de confortables couchettes. Les deux premières étaient vides mais sur six, quatre étaient occupées. Trois hommes et une femme, nonchalamment allongés. Deux d’entre eux semblaient endormis, mais les deux autres, dans des alcôves se faisant face, portaient de longues pipes à leur bouche et aspiraient silencieusement la vapeur qui s’en dégageait. Je restai immobile, fascinée par le spectacle qui se déroulait sous mes yeux. Bien que n’ayant jamais expérimenté la chose, je me souvins avec un mélange d’angoisse et d’excitation d’ouvrages lus durant mes études. Sous ses airs d’hôtellerie bourgeoise, le manoir abritait une luxueuse fumerie d’opium.
Je sortis progressivement de ma transe et fis demi tour, pressée de faire part de ma découverte à Lili, mais je m’arrêtai net. Devant moi se tenait un homme petit, de type chinois. Il portait un calot de soie bleu sur la tête et dans ses mains un plateau laqué contenant une pipe, une spatule, des aiguilles. Il murmura, avec un accent asiatique très prononcé :
– Mademoiselle veut-elle s’allonger ?
La tentation fut grande de lui répondre oui. Ma curiosité me soufflait qu’une telle expérience ne se refusait pas. Cependant je déclinai poliment son offre et sortis de la pièce sur la pointe des pieds.
Je remontai le couloir et l’escalier obscurs au petit trot, pris soin de refermer la porte derrière moi et l’observai un court instant. L’illusion était remarquable. Fondue au milieu des lambris bleus et beiges, l’ouverture était parfaitement dissimulée. Si elle n’avait pas été entrebâillée lors de mon passage, jamais je n’en aurais soupçonné l’existence.
Je repris le couloir vers le cœur de la demeure, et, me perdant à nouveau, me retrouvai à l’entrée d’une pièce où Odile et Gülsha semblaient conspirer. Odile s’interrompit et me dit :
– Jeanne ! Vous vous êtes perdue ? C’est très fréquent que les nouveaux arrivants se perdent ici vous savez.
Je sentis une bouffée de chaleur monter à mes joues. Gülsha prit la parole :
– Et bien, Jeanne… Que vous arrive-t-il ? Vous semblez toute retournée !
– J’ai… Il y a… Je suis descendue et… C’est incroyable ! Comment faites-vous pour…
Odile me coupa la parole en riant :
– Auriez-vous découvert un des secrets de la maison ?
Dans quel guêpier avais-je mis les pieds ? La tête me tournait. J’entendais à peine ce qu’elle me disait. Sa voix se mêlait à celle de Gülsha. Leurs mots résonnaient distendus sous mon crâne : Mais qui n’a pas de secret Jeanne ? Vous-même, n’en avez-vous pas ? Cette histoire de parents décédés ? Cette enfance dont vous ne vous souvenez pas ? D’où venez-vous Jeanne ? Et que cachez-vous ?
Étaient-ce leurs questions ou bien d’autres ? Celles qui me poursuivaient et auxquelles je n’avais jamais envie de répondre. Car oui, j’avais quelques secrets.
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