Les aventures de Jeanne Lançon (ou la vie alternative de Paul Éluard)
– Pont l’Évêque ! Pont l’Évêque ! Dix minutes d’arrêt !
Une voix proche de la distorsion me réveilla brusquement. Il me fallut de longues secondes pour revenir à moi et retrouver Cyclone, déjà prêt à quitter le compartiment. Je descendis nos deux valises, saisis mon panier à provisions et me dirigeai vers la sortie, la tête encore embrumée de rêves étranges.
Il était plus de midi et une faim de loup me tenaillait le ventre. Je descendis du train, aidai Cyclone à en faire autant et nous remontâmes le quai jusqu’à la station. Dans la salle des pas perdus, un homme jeune, grand et svelte se dirigeait vers nous, un sourire avenant éclairant son visage. Vêtu d’une chemise rouge et d’un pantalon cigarette gris foncé, il portait des chaussures de qualité. Cela me rassura immédiatement sur le genre de personne à qui j’avais affaire.
– Gérard Galais ! Enchanté ! dit-il en me tendant la main. Je lui tendis la mienne et me présentai à mon tour, sans manquer de remarquer, dépassant de la poche de sa chemise, la pointe d’un petit bilboquet.
Cyclone et lui s’embrassèrent chaleureusement.
– Heureux de vous revoir, mon cher Gérard ! L’air marin me manquait !
Et, tandis que Gérard se chargeait de nos bagages :
– Vous restez avec nous pour le déjeuner, n’est-ce pas ?
Il s’agissait plus d’une affirmation que d’une question et Gérard sembla ne pas avoir le choix. Il acquiesça et nous dirigea vers une confortable berline bleu nuit dans laquelle nous nous installâmes. Vingt-cinq minutes plus tard, après plusieurs kilomètres à travers une lande bordant la mer, la voiture stoppait devant l’unique habitation des environs.
La maison de gardien nous faisait face, sur deux étages ; reliée, à l’ouest, par une galerie couverte à un phare blanc et trapu. Le vent léger portait à mes narines le parfum iodé de la Manche. Je fis instantanément un saut dans le passé. Je me souvins que petite fille, à quelques pas de là, j’avais appris à nager et qu’au bas des falaises de roche noire que dominait la bâtisse, nous allions, à pied, pêcher des coquillages et des moules.
Nous entrâmes dans un vestibule au plafond composé de briques de verre multicolores. Devant nous, une grande pièce de vie, prolongée d’une véranda en acier, faisait face à la mer.
Sur notre gauche, un escalier montait à l’étage et un couloir biscornu menait à un cabinet de toilette et à une cuisine. Au bout de ce couloir, jouxtant la véranda, se trouvait la chambre de Cyclone. Sous l’escalier, une épaisse porte de bois bleue donnait accès à la galerie menant au phare.
Gérard proposa de monter ma valise et de me faire visiter l’étage, où, m’apprit-il, se situait ma chambre.
Je découvris un large palier en soupente, ouvert sur une verrière par laquelle on accédait à une terrasse surplombant le vestibule. Deux chambres spacieuses, dont une pourvue d’un œil de bœuf, s’offraient à moi. Toutes deux avaient vue sur le large. Je choisis celle à l’œil de bœuf : elle disposait d’une salle de bain.
Je pris possession de mes quartiers avant de descendre au salon où Gérard et Cyclone bavardaient tranquillement, un verre de vin rouge à la main. Le déjeuner était dressé sur une table ronde. Un plat de crudités, de la charcuterie et un plateau de fromages nous tendaient les bras. Armé d’un verre à pied et de la bouteille de vin, Gérard se dirigea vers moi.
– Carruades de Lafite 75. Je vous sers ?
Nous trinquions donc quand Cyclone se décida à nous entretenir de ce qu’il appelait « notre affaire ». Il avait gardé près de lui son cartable, duquel il sortit un dossier contenant divers documents, dont une photographie, qu’il me tendit.
Autour d’une table basse se trouvaient quatre hommes et deux femmes, assis dans des canapés, sous des arbres. À leurs tenues légères, on les devinait prenant l’apéritif au soleil. Verres, bouteilles, assiettes et cendriers étaient disposés sur la table. Au premier plan, adossé à ce qui semblait être un billot de bois, apparaissait une toile rectangulaire, représentant un tableau surréaliste. Parmi les quatre hommes, trois m’étaient inconnus. Mais il y en avait un que j’aurais reconnu entre mille. La moustache n’avait pas encore sa forme définitive, mais j’en étais sûre : il s’agissait de Salvator Dali.
En tendant la photographie à Gérard, je me tournai vers Cyclone. Les coudes sur la table, il avait posé son menton sur ses mains croisées et nous regardait sans ciller. Il récupéra le cliché :
– Voici la toile dont je vous parlais, Jeanne. Il s’agit d’un cadavre exquis collectif réalisé par Ernst, Dali, Nush et Éluard, qui m’a affirmé que Picasso y avait participé. Cette photo est prise sur la Côte d’Azur, près de Mougins, lors d’un séjour chez un ami commun. Lorsqu’il m’a parlé de ce tableau, Éluard se souvenait qu’il était resté près de la table, sous les arbres. Un orage avait éclaté subitement et ses amis et lui avaient quitté le parc pour se mettre à l’abri. Il se souvenait que, sous une pluie qui s’amplifiait, ils avaient croisé le régisseur des lieux et lui avaient demandé de mettre le tableau à l’abri. Dans l’ambiance festive de l’époque, personne n’avait pensé à le récupérer.
Cyclone posa la photo et piqua la pointe de son couteau dans un morceau de fromage, qu’il dégusta lentement. J’en profitai pour boire un peu de vin et savourer du camembert coulant à souhait.
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