Les aventures de Jeanne Lançon (ou la vie alternative de Paul Éluard)
Il y avait un moment que je n’avais pas fait ce genre de rencontre. À bien y réfléchir, cela ne m’était jamais arrivé. En trois ans de vie parisienne, j’avais tout juste réussi à sympathiser avec ma voisine de palier et avec le serveur de l’Étoile de Montmartre, où je m’installais régulièrement pour un verre en terrasse ou près du juke box, quand le temps ne s’y prêtait pas. C’est d’ailleurs sur cette terrasse, sirotant un Kir-framboise, que je passai en revue cet événement insolite. J’avais entre les mains une carte de visite estampillée BRS, au dos de laquelle figuraient un nom, Cyclone-Tuamotu Taiiri, et un numéro de téléphone. D’où pouvait bien venir un tel patronyme ? Et ce Bureau des Surréalistes… n’était-ce pas une supercherie ? Je décidai que, vraie ou fausse, cette histoire était amusante et mettrait un peu de piment dans mon quotidien monacal. Cyclone Taiiri souhaitait me revoir ? Qu’à cela ne tienne ! Il me suffisait de lui téléphoner pour fixer un rendez-vous et je comptais bien le faire dès le lendemain.
À 16h34 tapantes, deux jours plus tard, je sautais dans le 87 en direction du Luxembourg. Ma journée à l’office notarial n’avait pas été plus palpitante que d’habitude et je l’avais passée à imaginer ce que Cyclone-Tuamotu Taiiri avait à me raconter.
Maître De Blignas, le notaire qui m’employait, était un grand homme voûté un peu dégingandé. Une pipe en permanence à la main, il errait dans l’office en ayant toujours l’air de chercher un mystérieux document. Ma collègue et moi n’y prêtions plus attention. Nous traitions sans entrain des dossiers ennuyeux et n’étions jamais débordées de travail. Ce jour-là, comme souvent, je quittai le bureau un peu en avance. Solange, que je soupçonnais d’être, sous ses tenues dernier cri, aigrie et pétrie de morale, m’examina d’un oeil torve et siffla :
– On aurait un rendez-vous galant ? Je la regardai avec un sourire de biais, hochai la tête de façon énigmatique et me dirigeai vers la sortie, la laissant à ses perfides suppositions.
Trente minutes plus tard, je retrouvai Cyclone assis près des chevaux de bois. Il portait sa toque de fourrure et son pardessus élimé, bien que nous soyons au printemps. À le voir si chaudement vêtu, je me demandai si la frilosité allait de paire avec l’âge, ou s’il s’agissait d’un style vestimentaire qu’il avait adopté.
Cyclone se leva et m’invita à marcher. Nous fîmes une longue balade durant laquelle il ne tarit pas de questions. Quel était mon âge ? Où étais-je née ? Depuis combien de temps étais-je à Paris ? Et mes parents ? Et mon travail ? Me satisfaisait-il ? Nous en étions à mon année passée à l’École des Beaux-Arts quand nous nous installâmes au Café du Petit Suisse.- Je vois que nous avons déjà un point commun, ma chère Jeanne, dit Cyclone en hélant le serveur :
– Deux pressions, s’il vous plait.
Nos bières servies, Cyclone se désaltéra, reposa son verre et me dit :
– Que diriez-vous de changer de travail, Jeanne ?
– …
– J’ai une proposition à vous faire : je suis à la recherche d’une personne pour m’accompagner dans tous mes déplacements. J’ai besoin de quelqu’un à qui je puisse confier des informations sensibles. Comme vous avez pu vous en apercevoir, le Bureau des Surréalistes réunit des œuvres pour la plupart éparpillées aux quatre coins de la planète. Notre tâche est lourde et nous devons souvent ruser pour ne pas nous faire déposséder de ces biens par des marchands peu scrupuleux ou pire, les voir préempter par un musée d’État. Il se trouve que je suis sur la piste d’une toile importante que j’aimerais ramener dans le giron du BRS. Mais pour ça, j’ai besoin d’une personne qui m’assiste au quotidien. Je commence à me faire vieux, voyez-vous, et Gülsha n’est pas disponible.
Je restai sans voix un moment, le temps que l’information se fraie un chemin jusqu’à mon système nerveux. Je l’y aidai en avalant une gorgée de bière et tentai quelque chose.
– Ah bon… mais…
– Vous auriez un contrat, en bonne et due forme. Et un salaire dont nous discuterons ensemble, si vous acceptez. Réfléchissez Jeanne. Je ne veux pas vous presser mais sachez tout de même que j’aimerais partir assez rapidement à la recherche de ce tableau. Je ne voudrais pas qu’il tombe entre les mains de n’importe qui. Et il y a d’autres œuvres sur le feu…
Durant les minutes qui suivirent, Cyclone prit soin de me rassurer sur ses intentions et sur le sérieux de sa proposition, puis il termina sa bière, se leva et me proposa de marcher avec lui jusqu’aux boulevards.
Je le quittai à une station de taxi et m’avançai vers un arrêt de bus. Le 85 arriva peu après et je me laissai transporter nonchalamment, debout au milieu des voyageurs pressés les uns contre les autres.
Une petite heure plus tard, je descendais devant la mairie du XVIIIe arrondissement en ayant pris une ferme résolution : il n’était pas question de réfléchir à tout cela le ventre vide. Je remontai la rue du Mont-Cenis au pas de course, entrai dans mon immeuble et m’engouffrai dans l’ascenseur qui, pour une fois, patientait au rez-de-chaussée.
Cinq étages plus haut, j’entrai chez moi les papilles en effervescence. Je jetai mon sac sur le lit-estrade, qui me servait aussi de canapé, allumai la radio et me ruai dans la petite cuisine.
Je sortis rapidement tous les ingrédients, épluchai l’ail, en frottai un plat à four, épluchai et coupai les pommes de terre, en lamelles, les ajoutai au lait qui chauffait, attendis, versai le tout dans le plat, assaisonnai, et, enfin, enfournai…
J’avais une heure devant moi – un gratin dauphinois, ce n’est pas ce qu’il y a de plus rapide. Mais ce soir-là, c’est ce que mon corps réclamait et je n’allais pas l’en priver. Mon calme revenu, je sortis du réfrigérateur une bouteille de vin blanc, attrapai verre à pied et crème de framboise, me dirigeai vers le fauteuil crapaud, près de la table, et m’installai pour déguster mon apéritif de prédilection : le Kir-framboise.
Vers minuit, repue et détendue, je m’accoudai à la fenêtre mansardée pour fumer une dernière blonde. Les toits de zinc, tout juste éclairés par une faible lune, variaient du gris clair au bleu nuit. Face à moi, les chapeaux pointus des cheminées, les râteaux fourchus des antennes se dressaient comme des sentinelles à l’affût. Par quelque fenêtre ouverte, grâce à des lumières allumées, je poursuivais de temps à autre un habitant déambulant de pièce en pièce. Plus bas, un chat, sur un rebord de balcon, jouait à l’équilibriste. Savait-il que quatre étages le séparaient de la terre ferme ? Je fumais doucement, exhalais chaque bouffée avec délectation.
Ma radio jouait un vieil air de doo-wop. Je sifflotais. Au fond de moi, je sentais que cette soirée était particulière. Je savais intuitivement que ma vie de petite secrétaire tranquille, rangée dans un bureau d’office notarial, était arrivée à son terme. Je me doutais que ces moments, seule, accoudée à ma fenêtre mansardée, regardant le monde vivre autour de moi comme une spectatrice au théâtre, avaient fait leur temps. Je compris que l’heure était venue de me frotter au monde, à la vie, et que ce serait un vieil homme qui m’y amènerait. Cependant, ne dérogeant pas à la règle selon laquelle la nuit porte conseil, je me couchai en me disant que demain serait un autre jour.
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