Les aventures de Jeanne Lançon (ou la vie alternative de Paul Éluard)
Je portais ce jour-là une robe jaune. C’était une de mes préférées. Elle n’était pas toute neuve et sûrement passée de mode, à en croire les réflexions de ma collègue à ce sujet. Elle n’aimait pas mes tenues vestimentaires et la mode ne m’intéressait pas. Nous n’avions elle et moi aucun point commun. À part celui de travailler chez Maître de Blignas, notaire à Paris.
Assise à mon bureau, qui faisait face au sien, je nettoyais mes lunettes en songeant à mon repas du soir quand elle s’approcha de moi, un magazine ouvert à la main.
– « Tiens, un article qui te concerne…
Je lui pris le journal des mains et vérifiai ses dires : « Yeux vairons. L’origine de l’hétérochromie », disait le titre.Je soupirai et affectai de lire.
– Merci Solange. C’est très intéressant, mais tu sais ça fait plus de vingt cinq ans que je vis avec. Héritage familial. Tiens ! Tu as lu ? Il paraitrait que les personnes aux yeux vairons seraient dotées de pouvoirs surnaturels. Comme jeter des sorts, pétrifier quelqu’un d’un seul regard, lancer le mauvais œil… Méfies toi ! Tu ne sais pas de quoi je suis capable ! »
Vexée, Solange soupira bruyamment, récupéra la revue et retourna à son bureau en claquant ses hauts talons sur le parquet ciré.
Mes yeux vairons attiraient sur moi des regards surpris ou curieux, j’y étais habituée. Mais depuis trois ans que je travaillais à l’étude, je pensais que Solange, qui me voyait tous les jours, n’en ferait plus cas. Hélas, elle faisait une fixation sur mes yeux, sur mes chaussures, mes robes surannées, sur mes chignons qui ne se faisaient plus et mes lunettes en écaille et métal.
Je reposai mes binocles sur mon nez et regardai l’heure à ma montre. Seize heures vingt trois. Je rangeai les quelques documents traînant sur mon bureau, les stylos dans le tiroir à casiers, les tampons à l’emblème de l’étude dans le placard fermant à clé, enfilai mon cardigan et la saluai.
– « À demain Solange ! Et ne penses pas trop de mal de moi sinon… », pointant vers elle deux doigts à hauteur de mes yeux, je mimai le geste de lui jeter un sort, « Kssss kssss ! », puis disparus en l’entendant bougonner.
Je quittai l’étude, dévalai les escaliers, sortis rapidement de l’immeuble et arrivai juste à temps pour sauter dans le 86.
Je m’installai près de la vitre afin de profiter du trajet. Le bus cheminait lentement et je me réjouissais de traverser Paris en ce milieu d’après-midi ensoleillé. Comme à leur habitude, les bouquinistes fumaient le long du quai de la Tournelle et des pigeons nombreux voletaient autour d’un banc public. Nous passâmes devant l’Hôtel de Nesmond, dont je savais qu’il avait servi de distillerie à absinthe après avoir été, quelques siècles auparavant, le noble Hôtel du Pain. Puis nous nous engageâmes sur le quai de Montebello et apparurent Notre-Dame et le Quai des Orfèvres, qui suffisaient à eux seuls à me faire aimer cette ville.
Ce n’est que lorsque nous arrivâmes au Pont-Neuf que je remarquai l’homme assis face à moi. Son regard bleu transparent semblait détailler mon visage, comme on se plonge dans un tableau au musée. Ses joues étaient creuses et une barbe de quelques jours les habillait de paillettes argentées. Une écharpe gris-bleu cachait sa gorge et je distinguai un pull over sous son pardessus élimé. Il portait une toque de velours cernée de fourrure noire. Ne sachant que faire, je lui souris. Il prit cela pour un signal, se pencha vers moi, saisit mon poignet dans sa main frêle et me dit :
– « Le cheval dérive sur le bûcher parce qu’il y a le feu au lac. Sa voix était douce et grave.
– Vraiment ?, lui répondis-je
– Assurément, ma chère madame.
Sa bouche fine aux lèvres ridées, les marbrures violettes sur sa peau froissée révélaient son âge. Mon voisin de trajet n’était plus tout jeune.
Perplexe, et ne sachant que répondre, je tournai mon regard vers la Seine où quelques bateaux-mouches convoyaient des touristes.
Sur le trottoir, un jeune homme courait, cravate au vent, en faisant signe au chauffeur de l’attendre au prochain arrêt. Le vieil homme reprit mon poignet.
– Voyez-vous ce jeune homme pressé ? Aujourd’hui il court pour attraper son bus, mais demain ? Croyez-moi, demain il éructera sur la ligne d’horizon ! »
Cette fois-ci mon sourire se fit large et franc et je vis dans ses yeux une pointe d’espièglerie. Ce vieil homme me plaisait et je décidai de le suivre.
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