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// Épisode 21, ce que Jeanne ne dit pas //

Les aventures de Jeanne Lançon (ou la vie alternative de Paul Éluard)

Ce n’était pas vrai. Mes parents n’étaient pas morts. Ni l’un, ni l’autre. Ils avaient dû quitter la France et, c’était vrai, m’avaient confiée à la sœur aînée de ma mère. Ce n’était pas vrai, je n’avais pas tout oublié de mon enfance. J’avais gardé des souvenirs, et même très nets, des paysages verdoyants, des collines, des falaises et des plages bordant la Manche.
C’était le pays de mon père, un vrai poète et un faux pilote de ligne, de mon grand-père, un vrai maçon et un faux dur, et de toute la lignée paternelle, des cheminots aux tisserands.
J’avais poussé au lait de vache tiède, tout juste trait, à la boisson tirée du premier jus de pommes, avant qu’il ne fermente et ne devienne du cidre.
J’avais humé la laine puante des moutons, crotté mes souliers, m’était cachée dans le bois interdit. J’avais arpenté les toits plats des hangars d’où, assise en tailleur, j’avais observé, jumelles en mains, le village en contrebas. Église, cimetière, rivière.
Mais de cela, je ne voulais parler à personne. Pas plus à Lili qu’à Gülsha et encore moins à Odile. C’était plus précieux qu’un secret. Il s’agissait de mon histoire.
J’avais cinq ans quand mes parents avaient quitté la France.
Dans une boîte à chaussures, je conservais mes seuls souvenirs d’eux : un carnet de poèmes écrits de la main de mon père, un stylo lui ayant appartenu, une quinzaine de photos : leur mariage, des vacances, repas de famille, ma mère à la maternité, à ma naissance. Deux d’entres elles me sont particulièrement chères : l’une se situe dans le jardin de notre maison. C’est peu de temps avant qu’ils ne partent. Je me tiens debout, devant ma mère. Elle est assise, penchée vers moi, souriante, ses mains graciles posées sur mes petites épaules.
L’autre est en noir et blanc. J’ai un an, peut-être deux. Je suis dans les bras de mon père. Nous sommes de profil, il tient ma main dans la sienne et nous échangeons un intense regard. Nos sourires réciproques semblent évoquer l’amour et la complicité qui nous lient.
Je suis née de cet homme et de cette femme. Ils m’ont aimée puis ont disparu sans que je n’en connaisse la raison. Je regardais leur image, leurs prénoms flottaient dans mon esprit, mais je ne connaissais pas ces gens. J’avais grandi sans eux, chez une femme qui, sans moi, serait entrée dans les ordres. Une femme effrayée par les marques de tendresse, qui m’a choyée comme elle a pu, à coups de pâtisseries succulentes, de jolies robes, de jouets et de livres.
Rapidement, je l’ai questionnée. Pourquoi étaient-ils partis ? Qu’avaient-ils fui ? De quoi avaient-ils peur ? De qui ? Où vivaient-ils ? Pourquoi ne donnaient-ils pas de nouvelles ? Pourrais-je les revoir un jour ? Elle répondait ce que je n’ai jamais cru : elle ne savait pas.
Résignée, je cessai de la tourmenter et me fabriquai des parents.
La seule chose dont j’étais certaine, c’est qu’ils étaient partis en avion. La veille de leur départ, mon père m’avait prise dans ses bras. De ce rare souvenir je n’ai gardé qu’une phrase : « Papa et Maman vont prendre un avion qui les emmène très loin et toi, tu vas rester avec tante Adèle. »
Je m’inventai donc un père pilote de ligne et une mère hôtesse de l’air et, dès le collège, j’utilisai cette réponse à la question « Que font tes parents ? ».
Les années passant, et ne les voyant toujours pas revenir de leur voyage au long cours, je dus me faire une raison : l’avion dans lequel ils étaient partis s’était abîmé corps et biens, emportant avec lui leur mystère.
Un jour que des camarades de classe m’importunaient, arguant que mes parents m’avaient lâchement abandonnée, l’actualité me vint en aide : le vol 847 reliant Miami à Porto Rico avait disparu en mer, sans doute englouti dans le Triangle des Bermudes.
J’en tombai malade. Trois jours durant, je ne pus mettre le pied par terre. Un médecin vint, diagnostiqua un embarras gastrique et me mit au régime sec. Le traitement me contraria mais je tenais une réponse sans appel : mes parents étaient morts tous les deux.
Le soir de mes dix-huit ans, que nous fêtions Tante Adèle et moi en tête à tête, je réalisai que je ne savais rien de l’immense appartement dans lequel j’avais vécu, dont la moitié des pièces étaient fermées à clé, et pas beaucoup plus de la femme qui m’avait élevée.
Tante Adèle était une femme menue et soignée : mise en plis, tailleurs, escarpins couleur cognac, bas nylon, quelle que soit la saison. Sa grande passion, l’Histoire, l’avait conduite à son métier : archiviste.
Chaque matin, elle me déposait à l’école élémentaire Sainte Catherine, attendait que je sois entrée pour rejoindre son arrêt de bus, patientait exactement sept minutes, montait dans le 96A, s’asseyait, ouvrait un livre et ne relevait la tête que vingt-cinq minutes plus tard, pour descendre du véhicule.
La ponctualité et l’exactitude étaient les deux qualités principales de Tante Adèle, auxquelles il fallait ajouter un indéniable talent de cordon bleu.
Quelquefois, lorsque j’étais autorisée à regarder la télévision, il se pouvait que je l’observe. Assise à la table de la salle à manger, elle annotait de petites fiches bristol qu’elle rangeait dans un classeur métallique rectangulaire fermant à clé.
Un soir, je profitai qu’elle s’était absentée pour m’approcher de la table et en lire quelques unes. Y étaient inscrits les noms, prénoms, adresses, d’individus, hommes principalement, ainsi que leur poids, taille, âge, couleur des yeux et même, pour certains, pointure de chaussure.
Cette découverte n’avait fait qu’éveiller ma curiosité. Tante Adèle entretenait volontiers le mystère sur son métier. À mes interrogations elle répondait qu’elle archivait des documents. « Des documents liés à l’Histoire. À l’Histoire de la France… »
À plusieurs reprises, j’avais fouillé dans des tiroirs, fouiné dans le dressing et même ouvert son sac à main. Rien. Tante Adèle archivait l’Histoire. À moins que ce ne soit les secrets de l’Histoire ?
Pourtant, un samedi matin, on sonna à la porte. J’étais seule à l’appartement, ma tante partie faire le marché. Je m’avançai sans bruit dans le couloir menant à l’entrée, soulevait l’épais rideau de velours masquant la porte et glissai mon œil sur le judas. Sur le palier se tenait notre concierge, Madame Lamèche, le sourire et le nez exagérément larges et les mains derrière le dos. Je lui ouvris :
– Bonjour Mademoiselle Jeanne. Votre tante est-elle là ?
– Ah non ! Elle est au marché. C’est pour quoi ?
Elle ramena son bras droit vers moi et me tendit une enveloppe blanche.
– Il y a eu une petite erreur. J’ai glissé cette enveloppe sous la porte de Madame Lancien. J’espère que votre tante ne m’en voudra pas.
Je regardai la concierge avec un petit sourire.
– Personne n’est parfait Madame Lamèche ! Merci, je vais la lui donner. Bon dimanche !
Sur quoi je refermai la porte, tirai le rideau et examinai cette enveloppe de plus près.
Dans la partie supérieure gauche figurait une première ligne, à l’encre bleue, en lettres majuscules bâton : ÉTAT FRANÇAIS, sous laquelle on pouvait lire, en plus petits caractères : MINISTÈRE DE LA DÉFENSE. Le tampon, en haut à droite, masquait partiellement un timbre, mais l’on pouvait y lire que la lettre avait été postée de Paris IXe arrondissement deux jours plus tôt.
Une furieuse envie d’ouvrir ce courrier me brûlait les doigts. Je résistai mais décidai de mettre tout en œuvre pour explorer en cachette les pièces closes et découvrir ce que ma tante tenait si bien à me cacher.

 

 

Published inÉpisodesRoman-Feuilleton

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