Ce matin là, elle venait de terminer la cuisson des haricots rouges et, les laissant refroidir, elle s’était assise sur le petit banc de bois, devant la boutique.
Elle était là, les mains posées sur le tablier de toile épaisse et grise qui recouvrait ses cuisses et protégeait ses vêtements des éclaboussures sombres et épaisses.
Elle était là à regarder vers le balcon de Madame Hishiko, sa voisine et amie, et à observer son canari se balançant dans la cage en sifflant.
Elle était là à apprécier la fraicheur du matin, à inspirer pleinement l’air empli d’effluves d’arbres et des fleurs d’automne.
Elle était là à se demander si elle aurait assez de daifuku moshi pour satisfaire à la demande, car nous étions le Jour du respect aux Vénérables du village et elle savait que les familles allaient se bousculer à son échoppe.
Elle était là à se dire qu’elle n’avait personne avec qui partager des moshis quand, dans son oreille droite, parvint un vacarme familier. Un grincement métallique suivi de claquements saccadés formant un tintamarre chaotique.
Elle tourna les yeux en direction du bruit, amena les mains à son front et lissa ses cheveux vers l’arrière, les plaquant sur son crâne et les emprisonnant dans un élastique bien serré. Redressant le buste, elle tourna la tête et sourit à l’homme qui arrivait.
C’était Honoré. Arc bouté sur son antique bicyclette rouge, il descendait vers le village en bringuebalant sur la pente caillouteuse.
Honoré était postier et s’appelait Honoré car il avait été recueilli, comme trois autres enfants, par une famille d’européens vivant sur l’île.
Comme il s’approchait, elle lui fit un signe de la main. Fidèle à son habitude, Honoré ne freina pas mais descendit de sa monture en lançant sa jambe droite en arrière, pour finir son trajet au pas de course avant de poser le vélo contre le mur de la maison.
« Iku, lui dit-il, après qu’ils se soient salués, je me suis déplacé spécialement pour toi aujourd’hui… »
C’est vrai ! se dit-elle. Que vient-il faire au village en ce Jour du respect aux Vénérables ?
« C’est que j’ai quelque chose à te donner. Quelque chose qu’il m’a semblé important de te remettre sans attendre. »
Il glissa sa main gauche sous le pan droit de sa veste et en sortit une enveloppe qu’il lui tendit.
Ils échangèrent un regard circonspect. Elle chercha à quand remontait la dernière lettre qu’elle avait reçue. Ça semblait si loin qu’elle ne s’en souvenait pas.
Elle observa le pli. Enveloppe beige, rectangulaire, un peu épaisse et affranchie de trois timbres.
« Elle est arrivé hier à l’Office des Correspondances. Hier, il y avait peu de courrier, c’est pour ça que je l’ai remarquée. Surtout que le chef a dit « Tiens, encore une qui vient du Ministère des Territoires publics ! » Alors quand j’ai vu que c’était pour toi… »
Elle fouilla dans la poche de son tablier et en sortit une paire de demi-lunes dont une branche était cassée. Elle s’en servait habituellement pour lire les nouvelles et quelques magazines que l’on s’échangeait entre voisines. Elle posa les lunettes sur le bout de son nez et constata, dans la partie gauche de l’enveloppe, en rouge délavé mais tout de même lisible, le cachet du Ministère des Territoires publics.
Mais avant de poursuivre et de découvrir le contenu de cette lettre, en admettant que Iku veuille bien nous la faire lire, je dois vous éclairer sur l’institution suscitée.
Le Ministère des Territoires publics avait été créé à la suite de ce que l’on avait nommé « Le grand souffle ».
Il faut vous imaginer ce que représentait, à l’époque, ces dizaines d’orphelins livrés à eux-mêmes, ces familles fuyant leurs demeures, ces animaux domestiques rendus à la vie sauvage, ces maisons de bois figées dans l’air moite de ce sombre printemps.
La première des urgences consista à vider la zone de tout habitant. Pour cela, plusieurs bataillons non formés mais correctement équipés quadrillèrent la région. De jour comme de nuit, deux semaines durant, des hommes se relayèrent. Pénétrant dans la forêt épaisse par les plus étroits sentiers, les suivant jusqu’au bout, référençant chaque habitation, s’y introduisant pour procéder aux ultimes vérifications : s’assurer qu’aucun être humain, mort ou vif, ne demeurerait dans ce secteur.
Ensuite, on procéda au cadastrage des terres. On répertoria chaque parcelle. On identifia son propriétaire ou, le cas échéant, un héritier direct, enfant, époux ou épouse, frère ou parent âgé…
Les jours suivant Le grand souffle, des grappes de survivants convergeaient vers la vallée, petites coulées glissant à flanc de montagne, files d’habitants s’étirant le long des routes, progressant lentement, courbés et hagards, en quête d’un abri.
Les plus chanceux pourraient s’installer chez un oncle, une sœur, des grands-parents. D’autres seraient accueillis dans des salles communales. Les enfants solitaires placés dans des orphelinats. Certains n’auraient pas le temps de connaître leur destination. Adultes ou plus jeunes, ils se sentaient pris d’étourdissements et d’intense fatigue et préféraient s’allonger là, sur le bord du chemin ou dans l’herbe fraiche et grasse de la prairie qu’ils longeaient pour s’y endormir et ne jamais se réveiller.
Ce fut une période de grande confusion. On ignorait qui était vivant ou mort et dans chaque hameau un bureau avait ouvert où l’on devait s’enregistrer. Nombreux furent ceux qui passèrent de la catégorie « en vie » à « décédé » en un temps assez bref.
Parmi les survivants, on put compter Iku, alors âgée de cinq ans, sa mère Hiromi dont on ne savait pas si elle allait survivre et Honoré, nourrisson orphelin dont personne, à ce moment-là, ne connaissait le prénom.
Que le Ministère eut connaissance de son adresse inquiéta Iku, si bien que son premier réflexe fut de replier ses lunettes et de les glisser, ainsi que la lettre, dans la large poche de son tablier gris.
Sans mot dire, elle fit un pas en arrière vers le banc, se rassit lentement, posa ses mains sur ses genoux en fixant du regard un point indéterminé sur le sol.
Honoré la rejoignit et tous deux restèrent assis en silence, leurs têtes légèrement inclinées, leurs jambes croisées, lui allongeant les siennes, elle dissimulant ses pieds sous le banc.
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