Skip to content

// Henri //

La journée avait mal commencé pour Henri. Depuis ce matin, il se sentait barbouillé, voire nauséeux. Il se dit que cela venait sûrement de la cuisine de Vienne, sa femme, une sorcière bavaroise qui le gavait de plats indigestes depuis qu’elle s’était mis en tête de devenir un « féritaple kordon pleu ».

Henri détestait cette femme. Il s’était retrouvé marié sous la pression incessante de sa mère, qui estimait qu’à quarante-trois ans, il était temps que son fiston pense à autre chose qu’au foot et aux copains. C’est d’ailleurs elle qui lui avait présenté Vienne.

De prime abord, Vienne avait quelques atouts, c’est vrai. Celui qui avait eu raison d’Henri était cette formidable poitrine, contrebalancée par un fessier magistral, ce qui permettait à la demoiselle de garder l’équilibre. Mais parler de demoiselle à l’égard de Vienne était quelque peu erroné. Bien qu’elle ait gardé une certaine fraîcheur, la gironde bavaroise avait déjà quelques kilomètres au compteur, dont la plupart accumulés dans une auberge des environs, établissement respectable où les serveuses, nourries et logées, avaient la possibilité d’arrondir leurs fins de mois comme bon leur semblait.

Au volant de sa Fiat 128 rouge, Henri avait pris à contrecœur le chemin du boulot. Aujourd’hui, le tirage au sort l’avait désigné pour couvrir le secteur de Bléyières, ce qui l’avait fortement contrarié. Bléyières était un trou perdu au milieu du Massif, auquel on accédait au bout de deux heures d’une route sinueuse sur laquelle on ne passait pas à deux. La première fois qu’il l’avait empruntée, une mouette argentée était venue tout droit de l’océan se suicider sur son auto, obligeant Henri à conduire avec la tête du malheureux volatile encastrée dans le pare-brise, son bec grand ouvert et ses yeux ronds le fixant d’un air accusateur. La seconde fois, un camion-benne qui arrivait en sens inverse l’avait obligé à effectuer une dangereuse marche arrière le long du ravin. Henri avait raté son coup et son auto s’était retrouvée en équilibre sur le bord de la chaussée, une roue dans le vide. Henri ne s’en était pas encore remis.

Sans compter qu’à Bléyières, rares étaient les habitants qui avaient besoin d’un aspirateur. « Un vrai nid à radins, ce bled », pensait-il. Mais, s’il rechignait à parcourir cette route tortueuse, Henri n’en était pas moins troublé. À Bléyières, il ne vendrait pas un seul aspirateur, sa journée serait fichue et Hubert Munster, son patron, le menacerait encore de le virer. À Bléyières, Henri descendrait au bar-tabac-restaurant, s’installerait à la table dans le coin, celle qui permet d’avoir une vue d’ensemble de la salle, puis attendrait, fébrile, qu’elle vienne prendre sa commande. Il l’imaginait déjà, perchée sur ses hauts talons, longue, souple, ses yeux verts ornés de cils bleus, ses cheveux roux bouclés dansant quand elle marchait et son cul rebondi sous sa mini-jupe en jean… Dans ce restaurant ouvrier perdu dans la montagne, Henri oubliait Vienne, ses seins étouffants et ses plats trop lourds, Hubert Munster et ses aspirateurs bruyants, ses collègues de travail pour qui le tirage au sort était toujours avantageux, et son équipe de foot favorite reléguée en deuxième division.

Published inÉcrire au fil de l'eauTextes courts

Be First to Comment

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *