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// Épisode 17, une visite ennuyeuse

Les aventures de Jeanne Lançon (ou la vie alternative de Paul Éluard)

Lorsque j’arrivai aux Roches Noires, une automobile sombre y était stationnée. Je garai rapidement le Solex et m’approchai du véhicule. Vide. Je décidai de l’observer de plus près. Il s’agissait d’un véhicule récent, entretenu, intérieur cuir. Près du volant je distinguai différents appareils. L’un d’entre eux semblait être un téléphone. Je suivis des yeux un câble en forme de ressort qui menait à un gyrophare bleu, posé sur le tableau de bord. Je relevai la tête et examinai les vignettes collées sur le pare-brise : en plus de celle de l’année en cours et d’une autre, verte et carrée, une troisième attira mon attention. C’était une vignette ronde, bleue, rouge et blanche, au centre de laquelle se dessinait une plante claire sur un fond noir. Sur le pourtour, on pouvait lire : Brigade Criminelle * 36 quai des Orfèvres * Paris.
– Allons bon !, dis-je à mi-voix. Qu’est-ce que c’est que ça ?
La pluie s’intensifiant, je décidai de me mettre à l’abri. J’entrai dans le vestibule et retirai chaussures et manteau en m’avançant vers le salon, quand, à travers la véranda, je vis deux hommes de dos, les mains dans les poches et qui, malgré la pluie, semblaient admirer la vue.
Je m’approchai des baies vitrées. L’un des hommes, petit et menu, portait un blouson de cuir bordeaux et un jean foncé. Son crâne dégarni luisait sous la pluie. L’autre, à peine plus grand, semblait plus rond et était vêtu d’un pardessus de tweed et d’une casquette marron. Je frappai à la vitre. Les deux hommes se retournèrent. Le plus mince, un quinquagénaire aux joues rouges, me demanda en criant s’ils pouvaient entrer. Je lui fis signe de faire le tour et me rendis dans le vestibule. J’entrouvris la porte, en prenant soin, bien que cela ne servît à rien, de la bloquer de mon pied gauche. Ils arrivaient.
– À qui ai-je l’honneur ?
J’avais entendu ma tante dire ça quand on sonnait à la maison et je trouvais que la formule faisait de l’effet.
Le quinquagénaire sortit une carte de police. La pluie dégoulinait sur son crâne, plaquant les quelques mèches de cheveux qui lui restaient sur ses oreilles et sur son front.
– Inspecteur Maurin. Brigade Criminelle. Nous cherchons Jeanne Lançon.
– C’est moi.
– Nous aimerions vous poser quelques questions, pouvons-nous entrer ?
– Je vous en prie.
Je les guidai vers le salon et les invitai à s’assoir. Après qu’ils m’aient posé quelques questions de routine auxquelles je répondis sans enthousiasme, je décidai d’aller droit au but :
– J’ai lu le journal. Je sais donc ce qui est arrivé.
– Très bien. Dans ce cas, pouvez-vous nous dire quand vous avez vu Monsieur Taiiri pour la dernière fois ?
– Avant hier soir. Ils sont partis d’ici vers vingt heures. Pour Paris.
– Ils sont ? Vous confirmez donc que Monsieur Taiiri n’était pas seul quand il a quitté cet endroit.
– Non. Monsieur Taiiri n’a pas le permis de conduire. Il a demandé à Gérard Galais, son chauffeur, de l’accompagner à Paris après avoir reçu un coup de téléphone.
Et je leur racontai la façon dont Gérard et Cyclone avaient quitté les Roches Noires. L’inspecteur Maurin posait les questions. Son collègue notait mes maigres réponses dans un calepin en m’observant par en dessous. La faim tenaillait mon estomac, qui gargouillait bruyamment.
– Je ne sais hélas rien qui puisse vous aider, inspecteur. Et je ne me sens pas très bien…
L’inspecteur grogna quelque chose, puis se lança :
– Nous savons que la famille ne tient pas trop à nous avoir dans les jambes. Cependant, je vous laisse ma carte. Si je peux vous donner le même conseil qu’à Madame Cassatt : soyez raisonnable. Contactez-moi au moindre événement qui vous parait suspect ou important.
Je rassemblai mes forces et raccompagnai les deux hommes vers la sortie, mais, une fois la porte close, je sentis mes jambes flageoler et une boule d’angoisse me serrer la gorge.
Je ne connaissais Cyclone que depuis peu de temps mais je m’étais attachée à lui. Sa bienveillance, son calme. Sa manière de me transmettre son savoir, son histoire. La confiance qu’il me portait alors que nous venions tout juste de nous rencontrer. Son optimisme. Sa joie de vivre. Son univers dans lequel je me coulais avec délice… Qu’allait-il arriver ?
Quel genre de passionné avait pu commanditer un enlèvement ? Et les Frères Campicciani, étaient-ils de la partie ? Je cherchai dans mes discussions avec Cyclone un collectionneur auquel il aurait pu faire allusion. Il y avait bien ce belge… ainsi qu’un Suisse… Et ces comtes écossais ?
Je m’adossai au mur et fermai les yeux. Des bribes de conversations tournaient en boucle dans ma tête. Je voyais l’image de Cyclone, sa bouche formait des mots que je ne parvenais pas à comprendre. « Tableau, toile, cadavre, surréalisme, Nush, Éluard… » Tout se mélangeait et tournoyait quand son visage se dessina. Je vis ses yeux bleu acier me fixer et sa voix murmurer :
« Ma petite Jeanne, vous savez bien qu’on ne peut bien réfléchir qu’avec le ventre plein. Faites moi plaisir. Mangez ! »
Revenant à moi, j’ouvris les paupières, projetai mon regard de gauche à droite, décollai mes épaules du mur et affirmai à voix haute :
« Absolument ! », avant de me diriger vers la cuisine.

Published inÉpisodesRoman-Feuilleton

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