Les aventures de Jeanne Lançon (ou la vie alternative de Paul Eluard)
Il descendit à Pont Royal. Nous traversâmes le quai et nous rendîmes rue du Bac. Son pas rapide et assuré me surprit. Il entra sous une porte cochère qui ouvrait sur un hall cossu. Deux portes vitrées se faisaient face. Il prit celle de droite, je lui emboîtai le pas. Tout cela semblait naturel et je sentais que ma présence ne le gênait pas le moins du monde. Indéniablement, il s’agissait d’un immeuble bourgeois. Jusqu’à mi-hauteur, les murs étaient revêtus de marbre rose puis une riche moulure marquait la limite avec les boiseries raffinées. Il emprunta l’escalier recouvert d’un épais tapis bordeaux. Nous montâmes deux étages, traversant de larges paliers garnis de plantes vertes et de banquettes capitonnées. Puis nous nous arrêtâmes devant une lourde porte à deux battants, en bois vernis. « B.R.S – Club des héritiers clandestins ». Les lettres, dorées, se détachaient de la plaque noire.
Le vieil homme ouvrit et me fit signe d’entrer. Face à la porte, je ne pus échapper à L’Homme au Chapeau Melon, célèbre tableau de Magritte, qui semblait me souhaiter la bienvenue.
Nous nous trouvions dans un grand vestibule au milieu duquel siégeait une table noire, vernie elle aussi. Autour d’elle, allant et venant dans les pièces attenantes, des personnes, de tous âges, s’affairaient. Qui à dépoussiérer une toile, qui à en sortir une de son emballage de papier kraft, qui à étudier à la loupe une signature au bas d’un feuillet.
Je tournai la tête vers la gauche et il me sembla reconnaître, posés sur un meuble laqué, quelques collages de Max Ernst surplombés d’une toile abstraite. Je m’en approchai et l’étudiai brièvement. Dans des tons de bleu, de jaune et de noir, une femme géométrique dansait en son centre, virevoltant au-dessus d’une signature très nette : Dominguez. Partout autour de moi des œuvres surréalistes se faisaient face ou se côtoyaient, emplissant la pièce de couleurs et de formes étranges, cubiques, triangulaires, ovales. Curieuse et amusée, je levai les yeux et observai une cage à oiseaux mais ne tardai pas à découvrir un canari voletant dans les pièces, sans chercher à s’enfuir par la fenêtre ouverte. Sur une console, entre deux chandeliers, un chat noir et roux se prélassait en ne gardant qu’un œil fermé.
Tout à ma découverte des lieux, je n’avais pas vu mon vieil hôte s’éclipser. Il réapparut par une porte dérobée et m’invita à le suivre en me prenant par le poignet.
Il m’entraîna jusqu’à une pièce claire où, penchée sur une table carrée, une femme brune aux cheveux courts semblait archiver des feuillets.
– « Je vous présente Gülsha, ma fille.
Je me présentai à mon tour :
– Je m’appelle Jeanne. Jeanne Lançon. Nous nous serrâmes la main. Sur la table étaient étalées de nombreuses pages, toutes recouvertes d’une même écriture. Par politesse, je n’osais me pencher pour lire mais la curiosité l’emporta. Sur plusieurs feuillets jaunis, une seule et même signature : Paul Éluard.
Un frisson me parcourut des pieds à la tête. Je ravalai ma salive et me laissai discrètement tomber sur la chaise la plus proche.
– Vous avez du taper dans l’œil de mon père, me dit Gülsha en souriant. Il est très rare qu’il laisse entrer quelqu’un ici.
– J’en suis flattée mais… qui est-il ? Et qui sont tous ces gens ?
– Ah parce qu’en plus, il ne vous a rien dit ! Vous êtes au Bureau de Recherches Surréalistes. Celui qui a été créé par les descendants clandestins de Magritte, Duchamp, Breton… Mon père est le fils de Paul Éluard.
– Mais… Toutes ces personnes qui vont et viennent… Et ces tableaux…
Elle chuchota presque :
– Tous authentiques…
Une vive émotion m’envahit. J’avais en face de moi la petite-fille de Paul Éluard, et, assis à ma gauche, une loupe à la main, son héritier caché.
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