Je me tiens debout, l’épaule appuyée à l’encadrement de la fenêtre. L’humidité ronge les boiseries et les carreaux dégoulinent de condensation. L’un d’eux est cassé et rafistolé avec du Gaffer gris argenté. Je fume en regardant la rue en bas de mon immeuble. Il pleut, les gens se cachent sous des parapluies sombres, les enseignes des boutiques se reflètent sur le sol luisant, taches de gaieté dans le gris ambiant. Près de la porte d’entrée de mon bâtiment, quelques jeunes, accompagnés de leurs chiens, ont élu domicile.
Je me retourne et pose un regard las sur le centre de la pièce. Des revues éparses, un cendrier rempli, des bouteilles et des verres vides, une assiette garnie d’un reste de pâtes sec, des chaussettes sales, des propres aussi, jonchent le sol poussiéreux. Je soupire devant ce spectacle. Je porte d’une main tremblante une cigarette à mes lèvres. Cela fait deux jours que je n’ai rien mangé. Mon frigo est vide. J’ai remplacé la nourriture par du vin que mon père, négociant, apporte à chacune de ses visites. Le vin m’inspire lorsque je compose ou que j’écris.
J’entends des pas dans l’escalier. Quelqu’un monte. Un voisin sans doute. Pas mon père, ce n’est pas son jour. Les pas s’arrêtent à l’étage au-dessous. Une sonnette retentit. La, sol, fa, do. Big Ben. On sonne donc chez la dame aux chats. Je me détends. Ce n’est pas pour moi. Des voix de femmes résonnent. Des mots que je ne comprends pas, sauf « Merci » et « Au revoir ». Et un bruit de porte qui se referme. Puis le silence. Je tends l’oreille. Les pas reprennent ; deux, trois, sur le palier. Puis ils empruntent l’escalier et montent. Je m’immobilise.
J’ai toujours pensé qu’elle viendrait. J’ai souvent imaginé ce jour. A-t-elle gardé ses cheveux longs. Les portera-t-elle attachés, relevés en chignon, tenus par un crayon de bois ? Était-ce sa voix ? Le dos au mur, j’ose à peine souffler la fumée de ma cigarette. Les pas se sont arrêtés. Devant ma porte. On frappe. Trois coups légers, presque hésitants. J’aimerais cesser de respirer mais la fumée me brûle la gorge. Et puis ce voile devant mes yeux. Ou plutôt cette brume. Et ma gorge qui se serre et tout mon corps qui se tend. C’est elle. Elle me parle à travers la porte et de nouveau elle frappe, un peu plus fort. Et de nouveau m’appelle.
Je perçois le frottement d’un papier glissé sous la porte, un mouvement suivi de ses pas dans l’escalier. Une lente descente, la traversée du hall d’entrée et le son lourd de la porte qui claque. Je compte jusqu’à cent vingt. Deux minutes. C’est le temps qu’il me faut pour sécher mes yeux, reprendre mes esprits, inspirer, expirer, jeter mon mégot dans le cendrier et me servir un verre de vin. Cigarette, briquet, fumée. Je me dirige vers la porte et observe l’enveloppe beige qu’elle m’a laissée. Je la saisis et n’ai pas besoin de l’approcher de mon visage pour reconnaître son parfum. Puis je la glisse dans la poche arrière de mon jean, retourne au centre de la pièce, attrape ma guitare, m’assois sur une des chaises et entonne les premières notes d’un nouveau morceau. Dans deux jours, je reprendrai la route pour une nouvelle tournée en France, en Allemagne et au Canada.
Penché au-dessus de ma guitare, je laisse planer dans la pièce les dernières notes du morceau, saisis ma cigarette dans le cendrier, en tire une longue bouffée, retiens la fumée quelques secondes et l’exhale bruyamment. Le morceau est sombre et c’est ce qui me plait. En y pensant, je me lève, pose la guitare sur son stand et reprends mon poste d’observation, à la fenêtre. Les jeunes et leurs chiens sont restés là, malgré la pluie.
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