Les aventures de Jeanne Lançon (ou la vie alternative de Paul Éluard)
Lili conduisait sa Spitfire vite et bien. Durant la vingtaine de minutes que dura le trajet, le petit coupé rouge serpentait sur les routes secondaires. Comme toute native de la région, Lili connaissait les alentours de Deauville comme sa poche. Cela m’étonna moins quand je compris que son père possédait le haras voisin du lieu où nous nous rendions.
Nous stoppâmes devant un portail massif surmonté d’une plaque annonçant « Le Côteau ». Je descendis et actionnai le bouton d’une sonnette en marbre blanc. Il fallut plus d’une minute avant que les battants de fer forgé ne s’ouvrent sans un bruit, nous engageant à suivre une longue allée de marronniers. Près d’un parterre de graviers, une femme ronde et souriante, vêtue de rouge et s’essuyant les mains sur un tablier à fleurs, nous accueillit. Odile Legendre, amie d’enfance de Gülsha.
La maison n’avait rien de ce que j’avais imaginé. Damier de pierre et de brique sur les murs du rez-de-chaussée, colombages gris-bleu aux étages. Tourelles, bow-windows, chiens assis, clochetons, toitures complexes en tuiles plates, élégantes cheminées… Nichée au creux d’une campagne verdoyante et dissimulée par une futaie de chênes, la pension de famille dont m’avait parlé Gülsha n’était autre qu’un confortable manoir anglo-normand.
Cheveux teints en rouge et loin du style bourgeois que les lieux incarnaient, Odile nous invita à entrer et nous mena à un confortable salon où canapés de velours profonds, coussins bigarrés, samovar, matriochkas de bois précieux nous transportèrent des côtes normandes aux contrées slaves.
Gülsha arriva peu de temps après nous.
Elle nous rejoingnit au salon russe, nous salua et s’enfonça dans un épais fauteuil. Odile lui tendit un verre de liqueur de lavande, qu’elle sirota du bout des lèvres, puis, s’adressant à son amie :
– Tu connais mes rapports tendus avec Nino, et je présume que tu vas être surprise, mais je pense que dans la situation actuelle, il est le seul à pouvoir nous sortir du pétrin.
– Ça me surprend, oui, mais… la fin justifie les moyens non ?
Gülsha maugréa :
– Certes ! J’aurais préféré éviter, mais nous avons évoqué l’éventualité de faire appel à ses… talents avec le BRS. Si tu veux bien, on en reparle un peu plus tard ?
– Très bien. Mais pas trop tard… S’il doit intervenir, il faudra que je l’appelle rapidement.
Gülsha tourna la tête et s’adressa à moi :
– Votre collaboration avec le BRS n’est pas remise en question, Jeanne, mais nous devons trouver une solution au plus vite. Et pour commencer, il faut aller chercher la toile. Nous avons réfléchi. Nous voulons absolument éviter que la police n’intervienne. Je ne peux pas me rendre dans le Sud; Accepteriez-vous de faire le voyage ?
Je fus prise de court et bredouillai :
– Pourquoi pas… puisque c’était prévu…
– Alors ne perdons pas de temps. Vous savez mieux que moi où en était mon père dans l’avancement du projet. Pour quelle date avait-il pris rendez-vous avec le régisseur ? Quand comptiez-vous arriver à Mougins ? Je sais qu’il avait prévu de négocier le tableau contre une somme d’argent. Vous êtes au courant de tout cela ?
– En partie, oui. Le rendez-vous était pris pour hier après-midi, avec Isabelle Levergeat, la petite-fille du régisseur. Quant à l’argent, il avait évoqué une somme importante mais…
– J’appellerai Isabelle Levergeat demain matin pour fixer un nouveau rendez-vous. Nous…
Je lui coupai la parole pour dire, de façon ferme :
– Je suis d’accord pour me rendre dans le Sud, mais je veux que Lili m’accompagne. Du reste, je n’ai pas de véhicule et je déteste conduire.
Surprise, Lili écarquillait les yeux mais ne bronchait pas. J’étais convaincue qu’elle pourrait se libérer. C’était la basse saison, le Café Normand tournait au ralenti et puis, qui pouvait lui refuser quelque chose, dans sa famille idéale ?
Gülsha ne releva pas non plus. Si Lili était d’accord, ça lui conviendrait aussi. De toute façon avait-elle dit, au point où on en est…
Ce sur quoi elle insista en revanche concernait le secret à maintenir autour de nos agissements.
Si l’entourage de Cyclone tenait de son mieux la police à l’écart, c’était que personne n’avait intérêt à ce que la toile fît son apparition au grand jour pour l’instant. Moins les activités du BRS attiraient l’attention, mieux c’était.
– Ce qui se passe dans le monde de l’Art reste dans le monde de l’Art, avait-elle lancé.
D’ailleurs, elle ne tenait pas à ébruiter le fait que, le matin même, un homme l’avait abordée alors qu’elle attendait le bus, quai de la Tournelle.
– Il se tenait derrière moi et je n’ai pas pu voir son visage. Il s’est penché vers mon oreille et m’a très clairement dit : « Otages contre cadavre exquis », puis il a pris ma main, y a déposé une clé, a refermé mes doigts dessus en disant « Gare de Lyon. Consigne numéro 195. » Avant que j’aie pu réagir, il s’était engouffré dans une DS noire que j’ai vue s’éloigner puis disparaître dans la circulation. Je suis restée bouche bée quelques minutes. Puis mon bus est arrivé et je suis montée dedans.
Je regardai Lili. Elle aussi était bouche bée. À mon grand soulagement, Odile en profita pour nous proposer autre chose que de la liqueur de lavande. Elle se dirigea vers le bar et en revint avec le menu complet de l’apéritif. Agapes et bouteilles.
Elle nous servit toutes les quatre et Gülsha reprit :
– Vous vous doutez bien que je ne pouvais pas rentrer chez moi ! Je suis passée voir mon frère. J’étais sonnée et j’avais besoin de son avis. D’un commun accord, nous avons décidé de garder ça pour nous et de nous rendre Gare de Lyon.
Elle but une gorgée du cocktail qu’Odile lui avait confectionné. Lili et moi en fîmes autant. J’allumai une cigarette. Gülsha posa son verre et reprit.
– Dans la consigne numéro 195 se trouvait ça…
Elle attrapa son sac à main et en retira une enveloppe jaune de laquelle elle sortit deux papiers, qu’elle me fit lire. Je commençai par le plus bref : un mot signé de Cyclone et de Gérard, nous informant qu’ils allaient bien. Le deuxième, une lettre plus longue dactylographiée, émanait des ravisseurs. Ils demandaient à la famille de les avertir par petite annonce dès qu’elle serait en possession de la toile. L’annonce, passée dans la rubrique matrimoniale du Quotidien de Paris, devait être formulée comme suit : « Jeune femme brune, mince, bonne situation, aimant l’Art, cherche homme sérieux, bien sous tous rapports, pour relation exquise et réaliste. »
On ne mentionnait rien de la manière dont les ravisseurs entreraient de nouveau en contact une fois l’annonce passée, mais nous devinions toutes que les idées ne devaient pas leur manquer.
Emportant son verre avec elle, Gülsha se leva et déambula dans la pièce.
– Hier, j’ai contacté Louis, notre enquêteur. D’après lui, le vieux régisseur n’en a plus pour longtemps. C’est délicat d’en parler ainsi mais… si nous arrivions trop tard, sa petite-fille serait de fait propriétaire du tableau, et dans ce cas, quelques milliers de francs ne suffiront pas à récupérer la toile…
Elle revint à sa place et posa sur la table une enveloppe qu’elle ouvrit. Elle en sortit une photographie en couleur.
– C’est la photo originale. On y voit bien la toile. Les couleurs sont plus vives que sur les photos qui sont aux Roches Noires. Odile ? Est-ce qu’on peut aller discuter un peu toutes les deux ?
– Bien sûr ! Suis moi.
Gülsha s’excusa de nous abandonner et nous assura que ce ne serait pas long. J’en profitai pour me rapprocher de Lili et l’interrogeai sur ma décision de l’embarquer avec moi à Mougins, à brûle pourpoint. Elle me rassura : Antoine, l’aîné de la famille, la remplacerait quelques jours.
Durant les heures qui suivirent, le temps sembla s’accélérer. Des nombreuses décisions furent prises. Des heures de départ, des lieux d’arrivée, des calculs, des suppositions et une certitude : Nino serait l’homme de la situation.
Ni Lili ni moi n’en savions beaucoup plus à ce sujet, mais nous étions prises dans un tourbillon duquel nous ne pouvions nous échapper. Et d’ailleurs, le souhaitions nous vraiment ?
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