Les aventures de Jeanne Lançon (ou la vie alternative de Paul Éluard)
Linguine au citron, camembert coulant et pomme au four, accompagnés d’un Chardonnay Vieilles-Vignes aux notes d’agrumes et de fruits secs.
Le repas, succulent, m’avait requinquée mais malgré tout l’après-midi me parut interminable. Mon moral baissait à mesure que j’échouai à joindre Gülsha.
Incapable de me concentrer sur quoi que ce soit, je décidai de sortir en dépit d’une météo exécrable. Emmitouflée dans un ciré rouge, j’allai marcher sur la plage. Le vent froid s’était levé, transportant des embruns qui venaient se coller à mes cheveux ou à mes joues. Les mains calées au fond de mes poches, la tête baissée, je traversais des nappes de bruine, le regard dans le vague, les oreilles engourdies par le son de la marée montante.
De temps à autre, j’émergeais de mes ruminations et revenais au présent. De rares promeneurs arpentaient la plage : un couple, homme et femme vêtus de façon identique, jean et parka bleus, une adolescente aux cheveux auburn marchant à reculons, tentant désespérément d’allumer une cigarette et dont le briquet ne voulait rien savoir, un homme traîné par son chien. Oreilles au vent, le basset rasait le sable en s’étranglant. Le maître, longiligne, en coupe-vent et pantalon beiges, flottait à l’autre bout de la laisse comme une herbe folle dans les airs. La scène m’arracha un sourire. Je décidai de remonter à la maison et d’attendre Lili sous la verrière du premier étage. Je n’en eus pas le temps. Lorsque j’arrivai à la porte d’entrée, le coupé rouge surgissait. Lili stoppa, en descendit et vint me rejoindre.
Je l’emmenai sous la véranda, m’écroulai dans le canapé et lui racontai la visite de l’inspecteur Maurin et de son collègue.
Assise à mes côtés, Lili m’écoutai sans mot dire, le visage posé dans sa main gauche. Elle me sembla avoir froid. Je décidai de faire du thé et cela fut certainement la meilleure idée que j’eus de l’après-midi.
De temps à autre, je sortais de la véranda et tentais de joindre Gülsha. À chaque essai je faisais chou blanc.
À chaque essai mon moral descendait un peu plus bas. Je me sentais impuissante, désarmée face à cette situation. La maison me paraissait trop grande, trop froide, trop peu familière. Mon petit appartement me manquait. Je n’avais qu’une envie : retrouver mon cinquième étage, m’assoir à la fenêtre mansardée et regarder vivre le voisinage.
Lili, qui tentait de me distraire sans succès, se hasarda :
– J’aimerais pouvoir t’aider, te changer les idées, mais… je vois bien que tu te fais du souci…
Je ne démentis pas. Dans quelles conditions Cyclone et Gérard étaient-ils détenus ? Avaient-ils été malmenés ? Étaient-ils bien nourris ? En raison de son âge, je m’inquiétais particulièrement pour Cyclone.
J’étais perdue dans mes réflexions quand la sonnerie du téléphone retentit. Je me précipitai dans le vestibule et décrochai. Lili me suivit et se saisit du petit écouteur rond qu’elle colla à son oreille.
– Jeanne ! Enfin !
– Bonsoir Gülsha !
Soulagées de nous entendre, nous en vînmes rapidement aux faits. Je relatai les événements des dernières vingt quatre heures, comprenant la découverte du Solex, la rencontre de Lili et, bien entendu, la visite de la police. Ce à quoi Gülsha soupira :
– Nous n’avons aucune idée de la façon dont la police a été mise au courant, et surtout si rapidement. Cela nous dépasse complètement. D’autant plus que nous souhaitions éviter de les solliciter.
– Je comprends mais… Vous ne pensez pas que c’est faire courir un risque à Gérard et à votre père ?
– Écoutez Jeanne, je ne veux pas vous en parler au téléphone. Je suis sur le point de me rendre à Deauville, chez ma meilleure amie. J’aimerais que vous m’y rejoigniez. Appelez un taxi. Les frais sont à ma charge.
Je regardai Lili d’un air entendu et masquai le combiné avec ma main droite.
– C’est bon ?
– Oui, souffla Lili.
D’un ton déterminé, je repris la conversation :
– Gülsha, je peux me faire accompagner jusqu’à Deauville par mon amie. Et je dois vous dire qu’elle est au courant de la situation.
Il y eut un silence embarrassé, puis Gülsha reprit :
– Je comprends que vous ayez eu besoin d’un peu de soutien, mais, il s’agit d’affaires délicates et…
– Gülsha, Lili a toute ma confiance… Je réponds d’elle.
Je parlais en regardant Lili droit dans les yeux. Elle, flattée, souriait.
– Nous prenons peut-être un risque en la mêlant à tout ça, mais soit ! Ne perdons pas de temps. Je raccroche et je me mets en route. Je pense être à Deauville vers vingt heures trente. On se retrouve là-bas !
Je notai l’adresse qu’elle me communiquait, compris qu’Odile gérait une pension de famille sélect où venaient se ressourcer artistes en vue et stars en tous genres, saluai Gülsha et raccrochai.
– Voilà ! Je ne sais pas ce qu’elle a prévu pour moi mais j’espère ne pas être au chômage à partir de demain.
– Inutile de t’angoisser et de broyer du noir ! Pour l’instant, on est là. Il nous faut un quart d’heure-vingt minutes pour aller à Deauville, ce qui nous laisse tout le temps de boire un petit apéro. Histoire de te détendre un peu.
Avec les paumes de mes mains, je me frottai les yeux, puis respirai profondément et me réfugiai dans ses bras.
– Merci de ton aide. Je trouvais ma vie terne il n’y a pas si longtemps. Je rêvais d’y mettre un peu de piment…
– Et bien ? Ton vœu a été exaucé, non ?
Nous échangeâmes un baiser doux et léger et regagnâmes le salon. C’était effectivement l’heure sacrée de l’apéritif.
Même temps ici 😉
Mais la mer en moins 😘