Les aventures de Jeanne Lançon (ou la vie alternative de Paul Éluard)
Quand j’ouvris les yeux, nous avions quitté la voiture et la sensation d’un grand vide m’envahit. Gérard se trouvait face à moi, assis dans un fauteuil massif, la tête tombant sur son torse. Ses poignets, comme les miens, étaient libérés de leur entrave et ses bras pendaient le long du siège. Confortablement allongé sur un canapé de cuir vert, je mis quelques minutes à me redresser et à rassembler mes esprits. J’observais Gérard en quête du moindre de ses mouvements et une infime angoisse m’étreignait le cœur quand un ronflement salutaire rompit le silence.
La pièce dans laquelle nous nous trouvions était vaste. D’un plafond haut, richement orné, pendait un impressionnant lustre de cristal sur lequel la lumière d’un soleil pâle volait en éclats. Je laissai mon regard faire le tour de la salle et découvris, hormis deux fenêtres gigantesques drapées de rideaux bleu et or, un miroir monumental surmontant une cheminée de marbre, des statues de bronze disposées ça et là et d’imposants fauteuils. Au milieu de cet univers lourd et chargé d’histoire, je reconnus, plaqués aux murs, deux Picasso, un Monet et, plus difficile à identifier, ce qui semblait être un Van Gogh.
J’avais réussi assez péniblement à m’asseoir et aperçus, posés sur un guéridon tout proche, une carafe et deux verres. Je me rendis alors compte que ma bouche était sèche et pâteuse et me servis immédiatement de quoi étancher ma soif.
Mes idées se firent plus claires à mesure que l’eau me rafraîchissait et je pris conscience que nous avions dû dormir longtemps. Par la fenêtre, je distinguai un ciel matinal se levant sur un horizon dégagé. Le ressac bourdonnait de façon sourde et les cris typiques des fous de Bassan résonnaient à proximité. Je tentai de me mettre debout mais mes jambes refusèrent de me porter. Je retombai donc comme un sac sur le canapé et me résolus à réveiller Gérard.
Je commençai par l’appeler doucement, à plusieurs reprises, mais chaque tentative fut saluée par un ronflement bref et sec, à peine accompagné d’un mouvement de tête. Je me mis à siffler aussi fort que je pus, sans résultat. Le manège dura plusieurs minutes, en vain. Je cherchai autour de moi quelque chose d’assez long pour l’atteindre et le secouer mais, évidemment, je ne trouvai rien. En désespoir de cause, je saisis l’un des quatre coussins habillant le canapé et le lui lançai. Je visai la tête et fis mouche, ce qui provoqua une légère réaction. Je recommençai donc avec un deuxième coussin, sans beaucoup plus de succès. Le troisième fut le bon. Gérard émergea tel un diable sortant de sa boîte. Dans un sursaut hébété, il maugréa quelques mots incompréhensibles. Puis il se reprit, se cala contre le dossier du fauteuil et, me regardant d’un air incrédule, me demanda :
« Comment vous sentez-vous ? »
Un grand sourire anima mon visage somnolent. Alors que nous nous trouvions dans un endroit totalement inconnu, qui semblait être un château en bord de mer, il n’avait d’autre inquiétude que de savoir si j’allais bien. Je portais un autre verre d’eau à mes lèvres quand un bruit nous interpella : un hélicoptère survolait le château, puis descendait et se posait. Nous entendîmes nettement les pales ralentir et stopper.
Dans un élan commun, nous nous calâmes contre le dossier de nos sièges et poussâmes un long soupir. Après avoir remué et massé ses jambes et ses bras, frotté ses yeux, baillé, Gérard se leva, se servit un verre d’eau et se rendit à l’une des fenêtres. Passant près de sa veste de cuir posée sur un fauteuil, il fouilla dans une des poches et en sortit son bilboquet. Actionnant le jeu de manière machinale, il rata plusieurs tentatives puis la boule vint se placer sur la tige de bois. Continuant à jouer sans y prêter attention, il se posta à la fenêtre et observa les alentours, qu’il me décrivit. Les fenêtres donnaient face à la mer. À part quelques îlots rocheux parsemés ça et là, aucun signe d’une terre proche. Un jardin à la française s’étalait jusqu’à un rempart crénelé dont les deux angles formaient des tourelles carrées. Il dépeignait la bâtisse lorsqu’on frappa à la porte. Des domestiques en livrée, un homme et une femme, entrèrent. La femme poussait un chariot sur lequel était disposé ce qui ressemblait à un petit déjeuner pour deux. L’homme, qui avait tout du majordome, la suivait de près. Il aida la femme à débarrasser le chariot et à installer les plateaux sur la table centrale, sur laquelle il disposa un pot de café fumant, un sucrier, deux carafes de jus de fruits différents, des assiettes garnies – pain de mie et brioche -, un beurrier et des petits pots de confiture ; tasses, cuillères, couteaux.
« Ces messieurs désireront-ils autre chose ? »
« … «
« Monsieur recevra ces messieurs en fin de matinée. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, vous pouvez appeler. » Et il désigna, à gauche de la cheminée, un long cordon de sonnette en tapisserie ancienne.
L’homme et la femme se retirèrent aussi discrètement qu’ils étaient arrivés. Gérard et moi nous regardâmes, interloqués. J’éprouvai encore beaucoup de mal à m’extraire du canapé, mais je réussis à me mettre debout et à me rendre jusqu’à la table. Je sentais que des forces seraient nécessaires. Je ne comprenais pas tout à fait ce que nous faisions là mais je pressentais que la situation allait durer. J’invitai Gérard à se joindre à moi.
« Allons mon cher ami, hauts les cœurs !
Gérard glissa son bilboquet dans la pochette de sa chemise et vint me rejoindre. Contrairement à son habitude, il ne savait pas quoi dire. Il me semblait que ses pensées fusaient, à la recherche d’une solution.
« Vous avez une idée d’où nous nous trouvons ? me demanda-t-il.
« Aucune. La dernière chose dont je me souvienne est notre installation dans la DS. Ensuite, le trou noir. Que pensez-vous des environs ? Sommes-nous encore sur le continent ?
« Difficile à dire. À première vue, nous sommes sur un rocher cerné de falaises. Le château a l’air massif, plutôt gothique, mais je ne suis pas spécialiste.
Sur quoi il s’empara de la cafetière, versa le breuvage dans les tasses et s’installa pour déjeuner.
Allez hop hop hop ! Au boulot … ❤️