Les aventures de Jeanne Lançon (ou la vie alternative de Paul Éluard)
Nous venions de quitter les Roches Noires. Je m’étais installé à l’arrière de la voiture, pensant dormir un peu durant le trajet. La pluie tombait drue. Je sentais les roues déraper sur le chemin de terre et nous avancions lentement. Les essuie-glaces, réglés à vitesse maximale, évacuaient l’eau dans des couinements poussifs. À la lueur des phares, je distinguais les arbres et les buissons ballotés par les rafales de vent.
– Sale temps pour prendre la route, maugréai-je en me caressant le menton.
– J’ai vu pire ! Ça ira mieux quand nous serons sur la nationale. »
Avec Gérard, rien n’était jamais inquiétant. Il possédait ce don –était-ce ce calme dont il ne se départait pas–, de rassurer les gens en toutes circonstances. Me calant contre la banquette de cuir, je laissai traîner mes yeux sur le paysage environnant. Je pus entrevoir la maison encore quelques instants avant qu’elle ne disparaisse totalement. Seule la lanterne du phare, masse noire dont les arêtes de métal perçaient faiblement l’obscurité, émergeait à travers les arbres squelettiques. À plusieurs kilomètres à la ronde, on ne distinguait qu’une végétation dense – buissons, arbres, herbes folles -, assortie de quelques sentiers menant à la falaise. Je pensais à Jeanne, restée seule dans cette maison isolée, et son image me vint : installée sous la véranda, dégustant un Kir-framboise en regardant la mer de ses yeux vairons, une cigarette à la main.
J’avais trouvé instantanément sympathique cette jeune fille brune au charme désuet. Ses vêtements, sa manière de coiffer ses cheveux, ses lunettes un peu démodées. Elle semblait complètement étrangère à son temps, comme débarquée des années d’après-guerre, de cette époque où j’avais quitté Tahiti pour m’installer à Paris. J’avais aimé la façon dont elle avait ri à mes phrases, dans le bus ; sa spontanéité quand elle m’avait suivi jusqu’au BRS.
J’étais plongé dans mes pensées quand Gérard ralentit. Nous étions pratiquement arrivés à la route principale et il s’apprêtait à tourner vers la gauche quand apparut, capot ouvert, une DS noire qui barrait le passage. Nous nous en approchâmes. Gérard stoppa la voiture et s’apprêta à sortir quand deux hommes, vêtus d’imperméables détrempés, firent irruption. L’un d’eux, grand et sec, tenait un petit revolver. Il pria Gérard de descendre, l’invita poliment à passer près de moi pendant que son acolyte, petit et trapu, actionnait le loquet condamnant l’ouverture des portières depuis l’intérieur. Tous deux semblaient attacher beaucoup d’importance à leurs chapeaux de feutre, qu’ils maintenaient d’une main sur leur tête. Le grand sec prit la parole :
– Messieurs, restez calmes. Nous n’avons aucune intention malveillante. Nous sommes mandatés par une personne qui tient à rester anonyme pour vous transporter auprès d’elle. Nous vous demandons de bien vouloir n’opposer aucune résistance. Si vous le permettez, Monsieur Taiiri, je vais conduire votre véhicule jusqu’à un relais, puis nous voyagerons dans celui que vous pouvez voir devant vous.
Il s’était adressé à nous à la manière d’un guide de voyage organisé et l’on aurait pu s’attendre à ce qu’il nous distribue des petits gâteaux et de la lecture pour la route. Je regardai Gérard et soupirai. J’avais beau être en parfaite forme physique, je savais inutile de tenter une course de trois kilomètres à travers la lande pour me réfugier à la maison. Et bien qu’il fût petit, le révolver avait une force de persuasion efficace. L’homme trapu s’approcha de Gérard, lui demanda de tendre les mains et les lui lia avec de l’adhésif gris argenté. Il fit le tour de notre véhicule, ouvrit ma portière et me fit subir le même sort. Je réprimai une forte envie de lui sauter dessus et de le mettre hors d’état de nuire, mais me résignai et le regardai s’éloigner, se mettre au volant de la DS et prendre la route. Grand Sec démarra et le suivit à travers petites routes et chemins boueux, jusqu’à une grange de bois fermée par une lourde porte coulissante. Sous une pluie toujours battante, Trapu sortit de son véhicule. S’évertuant à maintenir et son chapeau et les pans de son imperméable qui claquaient dans le vent, il peina à faire coulisser le vantail. Quand finalement son feutre s’envola dans un tourbillon, la grange était ouverte et Grand Sec y fit lentement entrer notre véhicule. Il descendit, nous pria d’en faire autant et nous accompagna vers la DS. Alors que nous nous apprêtions à monter à l’arrière, je sentis chez lui une pointe d’agacement. Dans une obscurité toute juste balayée par la lumière des phares, son acolyte courait désespérément après son couvre-chef.
– Renaldo ! Pressons ! On a de la route !
Je compris à ce moment là qui étaient nos ravisseurs. Si leur nom m’était familier, je voyais pour la première fois leurs visages. Nous venions de rencontrer les frères Campicciani. Aldo et Renaldo Campicciani.
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