Les aventures de Jeanne Lançon (ou la vie alternative de Paul Éluard)
J’arrivai au Normand à l’heure dite. La musique d’ambiance, un disque de Sydney Bechett, et la lumière douce donnaient au lieu une atmosphère feutrée de club de jazz. Comme l’avait annoncé Lili, c’était calme. Un couple finissait son repas en parlant à voix basse, un autre dégustait une coupe de glace commune en se regardant dans les yeux et en souriant béatement. Dans un recoin de la pièce, trois hommes d’âge mûr sirotaient de l’alcool fort en fumant.
Je m’installai au comptoir et commandai un Kir-framboise. Lili me servit et me présenta la femme qui ce soir là travaillait avec elle :
– Jany, ma maman !
Je me présentai à mon tour et, en me serrant la main, Jany me fit remarquer que nous portions le même prénom, à ceci près que le sien voulait dire « petite Jeanne ».
Jany était une femme replète aux cheveux aussi bouclés que ceux de sa fille. Elle portait des lunettes épaisses et semblait garder en permanence un sourire et un air malicieux. Tout en essuyant les verres, elle me demanda ce que je faisais à Villerville puis m’apprit que le Café Normand faisait partie de plusieurs établissements familiaux disséminés sur toute la Côte fleurie. Nous papotâmes un bon moment, durant lequel, étonnamment heureuse de me sentir moins seule, je bus quelques Kirs supplémentaires. Vers vingt-trois heures, riant et plaisantant, nous semblions nous connaître depuis toujours. Lili me fit alors remarquer mes joues rosées et mes yeux brillants et me déconseilla de rentrer en Solex. Il fut décidé de garer le deux-roues dans la cour du Normand pour la nuit et Lili me proposa de me ramener aux Roches Noires en voiture, après que nous soyons passées chez elle.
Bras dessus bras dessous, nous arrivâmes dans son petit appartement, à deux pas du café. À peine entrée, je me laissai tomber dans le premier fauteuil venu. C’était un gros pouf rose en forme de poire, dans lequel je m’enfonçai comme dans une énorme guimauve. Lili avait décidé que nous finirions la nuit au Dancing, la boîte de nuit du Casino, et je ne lui avais pas dit non. Du fond de mon pouf, je l’observais retouchant son maquillage, le visage collé au miroir-soleil en rotin, appliquant minutieusement une deuxième couche de mascara sur ses cils clairs, avant de reculer et de se tourner vers son immense psyché. Étranglée dans une combinaison de skaï noir qu’elle avait peiné à enfiler, perchée sur des stilettos, elle se dirigea vers la table du salon, alluma une cigarette et se pencha pour attraper quelques crevettes grises tout juste sorties du frigo. Une mèche de cheveux s’aventura trop près de sa cigarette et s’embrasa, émettant un grésillement et dégageant une odeur de cochon grillé. Lili se frotta énergiquement le crâne pour éteindre ce début d’incendie. Ses cheveux bouclés, retenus par un bandeau de tissu rouge, se remirent aussitôt à leur place.
– Tu vas rester longtemps dans le coin ?
– Pour l’instant, je ne sais pas. Ce n’est pas très défini.
– Ah bon ! Pas très défini… ça veut dire quoi ?
– Ça veut dire que je ne sais pas exactement ce qui se passe. Je ne maîtrise pas complètement la situation si tu préfères.
– Quoi ? Tu te planques ? T’es en cavale ?
Lili riait en disant ça. Moi non. J’avais signé un contrat de travail avec un employeur qui s’était volatilisé, je profitais d’un logement de fonction luxueux mais isolé de tout et je n’avais aucune idée de ce que l’avenir me réservait…
La nuit était fraiche quand nous sortîmes de la discothèque. Tout à tour, Lili me tenait par la taille ou me caressait la nuque, suscitant en moi des sensations troubles de désir et d’appréhension.
Nous arrivions près d’une petite voiture de sport rouge. Lili ouvrit la portière passager et m’invita à m’installer, puis vint se glisser au volant.
– En route pour les Roches Noires !
Elle démarra sur les chapeaux de roue, brisant le tranquillisant silence dans lequel baignait la petite cité.
Le trajet ne prit pas plus de dix minutes, durant lesquelles je ne cessai de me tourmenter sur les intentions de Lili à mon égard. Allait-elle me laisser au pied du phare et rentrer chez elle, ou accepterait-elle un dernier verre dans la chambre panoramique ? Et si elle acceptait, qu’allait-il se passer entre nous ? Continuerait-elle à me caresser la nuque ? Une délicieuse excitation me parcourait le corps qu’un sentiment de honte me demandait d’étouffer. Je me faisais sûrement des idées. Il ne s’agissait que de gestes amicaux et tendres auxquels je n’étais pas habituée et qui me mettaient en émoi.
Nous arrivions aux Roches Noires. Lili stoppa la voiture devant la maison et je n’eus pas besoin de l’inviter à me suivre. Elle descendit du véhicule et m’accompagna jusqu’à la porte d’entrée. Je la guidai vers la galerie, que de faibles ampoules éclairaient. Pendant que nous traversions, je sentais son souffle dans mon cou. Nous pénétrâmes dans le phare et montâmes lentement jusqu’au salon où je saisis la bouteille de whisky et deux verres. Une pensée ne me quittait pas : Lili avait accepté de me suivre, était-ce juste par curiosité ? Nous étions au pied de l’escalier en colimaçon qui montait à la lanterne. Ma respiration était courte et une sensation de chaleur envahissait mon ventre. Je m’apprêtais à monter et tendis la main vers elle. À la façon dont elle s’en saisit, je compris que mes sens ne m’avaient pas trompée.
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