Les aventures de Jeanne Lançon (ou la vie alternative de Paul Éluard)
Quand j’arrivai à La Civette, Lili buvait un café-crème en terrasse. Je garai le Solex le long du mur, m’assis à la table à côté et lui souris. Lili tira sur sa cigarette et sourit elle aussi.
« C’est bon signe », ai-je pensé, avant de commander un café allongé et de sortir de quoi fumer. Pour avoir quelque chose à dire, je lui demandai du feu, bien que j’en aie dans mon sac. Lili me tendit son briquet. Je la remerciai et restai muette. Elle rompit le silence.
– Vous êtes en vacances ?
– Mmmh… Pas vraiment. Je séjourne au phare des Roches Noires.
– Ah bon ! Dans le phare ! La classe !
Je hochai la tête comme à chaque fois que je ne savais pas quoi dire et me lançai :
– Et vous ? Vous habitez Villerville ?
– Oui, pas très loin d’ici. Je travaille au Café Normand. Et elle désigna du bras le bout de la rue. Vous connaissez ?
– Non. Je suis arrivée il y a peu et avec la tempête je suis restée bloquée au phare jusqu’à ce matin.
– Vous êtes aux Roches Noires toute seule ?
– … Oui.
– C’est très isolé ! Et vous devez vous ennuyer à mourir !
– La solitude ne me dérange pas, mais c’est vrai qu’en ce moment, un peu de compagnie ne me ferait pas de mal.
– Comme je vous comprends ! Moi qui suis froussarde, je ne peux même pas imaginer rester seule là-bas ! Vous voulez passer au Normand ce soir ? En semaine, c’est calme, surtout hors saison. Venez boire un verre, ça vous changera les idées ! Vers vingt et une heures ?
Je faillis hocher la tête, mais, à mon grand étonnement, j’acceptai.
– Je m’appelle Lili. Et vous ?
– Jeanne. Jeanne Lançon.
– Enchantée, Jeanne. On se tutoie ?
Nous bavardâmes une trentaine de minutes durant lesquelles mon regard étudia chaque détail de son visage : son petit nez arrondi, ses tâches de rousseur, ses yeux rieurs, noisettes mais presque verts, sa bouche ourlée et d’un rose pâle, rehaussée de brillant à lèvres. Sa voix me faisait l’effet des chansons douces que j’écoutais, enfant, grâce au magnétophone que ma tante laissait près de moi pour m’endormir. Chaque fois que son regard croisait le mien, mon cœur s’offrait quelques battements supplémentaires. Je buvais encore ses paroles quand elle se leva.
– Je dois y aller. À ce soir ?
Je la regardai s’éloigner, moulée dans un pantalon fuseau en pied de poule, très à l’aise sur ses escarpins à talons aiguille. Je remarquai sa chevelure mousseuse qui se soulevait en rythme. Lili semblait danser et dans chacun de ses pas une promesse tintait.
Je commandai un deuxième café et demandai au patron si je pouvais téléphoner.
– Pas de téléphone aujourd’hui dans tout l’Ouest et pas d’électricité dans une bonne partie du département. Nous, on a eu de la chance, on a au moins le courant.
– Et les journaux des derniers jours, vous les avez ?
Il m’informa qu’il gardait tous les quotidiens et me les amena. Je parcourus les exemplaires. On y parlait beaucoup de la tempête qui avait balayé le pays. Des forêts entières avaient été dévastées, des toitures un peu partout arrachées. Des milliers de foyers privés d’électricité et de téléphone. Je cherchai dans chaque page la trace d’un accident de voiture impliquant deux hommes. Cyclone était connu, si un drame était survenu, la presse n’aurait pas manqué d’en parler. Mais rien n’y faisait référence.
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